Autour du World Forum de Lille : interview de Philipe Vasseur

Les 19, 20 et 21 novembre a eu lieu à Lille le World Forum, grand évènement organisé pour la troisième année consécutive par Alliances, un « réseau dont l'objectif est d'accompagner les entreprises pour qu'elles améliorent leurs performances tout en respectant l'Homme et l'Environnement » (tel qu’elle se définit elle-même). Nous avons eu l’occasion d’interviewer Philipe Vasseur, président du World Forum (WFL) et président du conseil d’administration d’Alliances.


-          Pour commencer, quelles sont les valeurs qui ont été défendues au WFL ces trois dernières années ?

Elles partent du principe qu’on peut parfaitement avoir une performance économique, (indispensable pour une entreprise), mais que pour autant la responsabilité d’une entreprise s’étend à ce qu’on appelle la responsabilité sociale (ou sociétale si on prend le mot « social » à l’anglaise) et environnementale, et que sur une perspective de long terme on peut, grâce à la meilleure prise en compte des intérêts personnels et de l’environnement, améliorer ses performances économiques. La valeur intrinsèque est celle d’une responsabilité globale et pas seulement une responsabilité sur le « bottom line », sur le résultat d’exploitation financier.

 

Une question un peu théorique : pourrait-on construire un modèle économique alternatif à celui du marché néo-classique à partir de ces valeurs ?

Non. D’abord, parce que je ne fais pas de théorie, je fais dans le pratique, donc nous ne sommes pas du tout dans un concept universitaire, mais dans un concept d’entreprise. Pour les entreprises, ce qui compte, ce n’est pas de dire « il n’y a qu’à », « il faut qu’on », c’est de leur dire « voilà ce que j’ai fait, voilà comment ça marche ».

D’autre part, il ne s’agit absolument pas de bâtir un modèle alternatif. D’ailleurs Jacques Delors l’a bien dit lundi, il ne s’agit pas de dire que la responsabilité est un modèle alternatif à l’économie de marché. C’est une façon de s’en servir. C’est-à-dire, c’est une façon de travailler dans l’économie de marché. Les modèles alternatifs, jusqu’à présent, quand on a essayé, ça n’a pas marché. Je dirais comme Churchill disait de la démocratie, l’économie de marché c’est le plus mauvais système à l’exclusion de tous les autres. Notre démarche est clairement dans l’économie de marché. Il ne s’agit pas de bâtir un modèle alternatif, d’ailleurs je ne crois pas à la notion de modèle. Nous voulons montrer qu’à l’intérieur de l’économie de marché il y a des comportements concrets, pratiques, qui permettent de prendre mieux en compte la totalité des problèmes et des attentes des populations.

 

Plus concrètement, comment mesurez-vous ces applications concrètes ?

L’idée du WF, ce qui fait son originalité, sa spécificité, c’est de mettre en avant des bonnes pratiques. C'est-à-dire on détecte des bonnes pratiques (on avait détecté sur notre territoire, on en détecte dans le monde entier) et on regarde quelles ont été les solutions mises en œuvre par ces bonnes pratiques par rapport aux problèmes qui ont été posés, en tenant compte de la diversité - parce que les petits Français ont le sentiment que c’est eux qui vont décider de ce que doivent faire les Chinois et comment ils doivent travailler, ou les Brésiliens, etc. Chaque pays a ses problèmes, ses traditions, sa dimension, et apporte les réponses qu’il pense pouvoir lui convenir à lui. Cette diversité est aussi l’un des premiers points. L’intérêt du Forum, c’est aussi de faire du brassage, et du brassage interculturel.

On regarde ce que sont les bonnes pratiques selon un certain nombre de critères, que je ne vais pas vous détailler parce que la liste est trop longue, mais il faut que les pratiques soient dans le droit fil de ce que veux faire l’entreprise, soient pérennes, etc., et notre but est justement de croiser, de promouvoir, de mettre en lumière ces bonnes pratiques, en partant du principe qu’elles peuvent être des exemples pour les entreprises qui ne sont pas encore engagées dans cette démarche. C’est la contagion par l’exemple.

 

Est-ce que vous constatez, en tant que président du conseil d’administration d’Alliances comme en tant que président du WFL, une augmentation du nombre de ces bonnes pratiques ? Est-ce qu’il y a plus de demandes de soutiens de la part d’institutions comme Alliances ? Est-ce que ça prolifère ?

Alliances existe depuis  bientôt 16 ans, donc en 16 ans, il y a eu du chemin de fait, et on a le sentiment, sur un territoire comme celui-ci… je crois beaucoup à la notion de territoire, beaucoup plus qu’aux idées s’adressant à l’ensemble de la planète, qui est un bon alibi pour ne rien faire, en disant « attendons que les gens se mettent d’accord sur la planète » ; si on se met d’accord déjà sur nos territoires, et qu’on arrive ensuite à faire en sorte que nos territoires puissent se mettre en réseaux et en connexions, ça me paraît plus efficace. Sur le territoire sur lequel nous sommes, il y a eu incontestablement des progrès, parce qu’il y a eu cette volonté qui a été portée dans une région qui a une tradition d’innovation sociale, probablement plus forte que d’autres. C’est un premier point. Deuxième point : les crises que nous avons vécues, et je dis bien « les » crises et pas « la » crise, amènent à poser un certain nombre de questions. Je ne dis pas qu’on y répond forcément toujours de la bonne façon, d’une façon générale, mais les questions étaient posées, et un certain nombre d’entreprises se disent qu’elles doivent répondre aux attentes à la fois de la communauté des citoyens, mais aussi des consommateurs. Il y a des progrès en la matière, des démarches sont engagées aujourd’hui qui n’auraient pas pu l’être il y a vingt ans. Il faut, bien sûr, différencier ce qui, dans ces démarches, correspond à des effets d’aubaine, à des effets d’annonce, à des effets d’opportunité, de ce qui correspond à une démarche en profondeur. C’est aussi un de nos soucis. Nous essayons de faire en sorte d’évacuer ce qu’on appelle le green washing. Quand on voit que c’est un coup de communication, en général on ne considère pas que c’est une bonne pratique.

 

Donc, vous travaillez vraiment dans le pragmatique ?

On travaille dans le pragmatique, le concret, le durable. Il faut que l’action soit conduite en profondeur dans l’entreprise, et qu’elle soit pérenne, que ce ne soit pas simplement un coup médiatique, publicitaire.

 

Et comment vous évaluez la différence entre ce qui serait un coup médiatique et une vraie bonne pratique ?

Je pense qu’on peut se tromper, on doit certainement quelques fois se faire avoir, mais on regarde comment l’entreprise est impliquée dans sa bonne pratique. Quand je dis « impliquée dans sa bonne pratique », je veux dire qu’une bonne pratique de RSE se diffuse dans le personnel, ce n’est pas simplement un truc qui est mis en chantier par le PDG ou pire encore, par le directeur de la communication. Je dis « pire encore », non pas que la communication ne soit pas importante, mais si c’est simplement une opération de communication, pour nous ce n’est pas une bonne pratique. Si jamais c’est une bonne pratique avérée et qu’après l’entreprise communique autour, pourquoi pas ; que l’entreprise dise « voilà ce que j’ai fait, voilà ce que je fais, voilà en quoi je suis socialement et environnementalement plus performant que les autres », pourquoi pas.

On évalue les bonnes pratiques, sur un certain nombre de critères, on regarde effectivement si c’est quelque chose qui est bien inscrit dans l’entreprise, ou si c’est simplement un truc qu’on fait un jour en disant « mon dieu, tout le monde dit qu’il faut lutter contre les émissions de gaz à effet de serre et on bricole un plan sur le coin d’une table pour communiquer sur le fait qu’on va économiser 18 tonnes de CO2. C’est bien d’économiser 18 tonnes de CO2, mais il faut que ça rentre vraiment dans la stratégie de l’entreprise.

 

Est-ce que vous observez une prolifération de ces bonnes pratiques sur le terrain ?

Je pense que ça gagne du terrain. Incontestablement. Sur un plan financier, par exemple, qui était le thème de cette année, vous avez ce qui s’appelle l’investissement socialement responsable (ISR), c'est-à-dire quand vous êtes amené à faire des placements, à gérer des fonds, vous pouvez les gérer en vous souciant très très peu des critères extra-financiers de l’entreprise, et vous pouvez aussi décider d’investir, pour des raisons qui sont propres au fait qu’on pense que l’ISR permet sur le long terme d’assurer davantage la pérennité de l’entreprise, vous pouvez décider d’investir dans des entreprises qui, sur le plan social, sur le plan environnemental, sont, disons, moins mauvaises que les autres. L’ISR faisait au départ un peu rire tout le monde. Il y avait même quelqu’un qui avait créé un fond du vice, en disant « moi je vais faire le contraire de l’ISR, je vais investir dans des trucs qui ont mauvaise réputation ». Ce qui est assez rigolo c’est qu’actuellement ce fond du vice ne se porte pas si bien que ça, et en revanche l’ISR a progressé. L’Investissement Socialement Responsable aujourd’hui s’étend, et les montants qui sont investis de cette façon là sont en croissance régulière. Ca représente encore une petite part, par rapport à la masse mondiale des placements. Ce n’est pas encore gigantesque, mais ça progresse. Donc oui, on peut dire qu’il y a un effet tache d’huile. Mais on est au début, on n’a pas encore le grand soir de la responsabilité sociale et environnementale. On a encore énormément de progrès à faire, ne serait-ce que d’abord parce qu’il faut être modeste, parce qu’il ne faut jamais vouloir être des donneurs de leçon, et puis ne pas nier qu’il y a encore énormément de pratiques qui ne sont pas des bonnes pratiques, qui sont des pratiques au contraire contre lesquelles on doit s’élever.

 

Est-ce que vous avez connaissance d’initiatives similaires au WFL, localement, en France ou à l’étranger ?

Non. Pour commencer, nous avons vraiment une internationalisation aujourd’hui qui est reconnue, y compris par les gens qui viennent de l’étranger. On avait une Américaine cette année qui était assez élogieuse en la matière. D’ailleurs on est en train de recueillir un certain nombre d’avis, de commentaires, sur les gens qui ont participé, ça c’est l’aspect international.

Surtout, nous avons pris un positionnement volontairement concret. J’ai beaucoup de respect pour les universitaires ; ils viennent nous apporter un éclairage qui consiste aussi à nous dire « là vous dérapez ». Mais vraiment notre affaire à nous, c’est « on ne va pas vous tenir beaucoup de discours, on va vous raconter ce qui est fait. Les gens qui viennent racontent ce qu’ils font. Ils ne viennent pas dire comment les choses devraient être… Nous ne sommes pas dans un certain nombre de manifestations réellement internationales, dans lesquelles on est plus dans le normatif, dans le conceptuel. Nous sommes dans le pratique. Et nous voulons vraiment rester dans le pratique, parce que comme on s’adresse aux acteurs économiques, on veut vraiment montrer « c’est possible, donc faites-le ». On ne veut pas leur dire « faites-le, ça sera possible ».

 

Quelques questions sur les partenaires du WFL. Comment le WFL les a-t-il choisis ?

On a commencé par travailler avec les collectivités territoriales, des collectivités qui sont assez impliquées dans ce domaine (la communauté urbaine de Lille est en train de mettre en place un plan climat). Puis nous avons regardé dans les entreprises qui avaient été primées par Alliances ; dans les prix d’actions citoyennes, quelles étaient celles qui avaient mené un certain nombre d’actions chez elles. Ce qui ne veut pas dire qu’elles sont parfaites, ce n’est pas du tout ce qu’on demande ; si jamais on attendait que les entreprises soient parfaites, je pense qu’on resterait toujours dans le conceptuel, en disant « il n’y a qu’à », « il faut qu’on »… Donc nous prenons les entreprises en fonction des efforts qu’elles ont accomplis, des résultats concrets, de la pérennité. Une entreprise comme Auchan (c’est la première que je suis allé voir) a fait un certain nombre de choses, sur l’insertion des handicapés, sur l’actionnariat salarié, etc. Parmi les entreprises qu’on a été consulter, Leroy-Merlin c’est un peu la même chose, ils ont des bonnes pratiques à la fois en termes d’achat, notamment de bois (qui viennent de forêts qui sont gérées de façon responsable), ou de recrutement… Il y a des entreprises que je n’ai pas contactées, que je ne souhaite pas avoir dans les partenaires.

 

J’ai pu noter entre autres que GDF Suez, un de vos partenaires, a 9 filiales implantées dans les paradis fiscaux en 2007…

Oui, mais si jamais on devait éliminer aujourd’hui les entreprises qui n’ont aucun rapport avec un paradis fiscal, vous n’auriez aucune grande entreprise française, strictement aucune. Et quand vous en discutez avec elles, elles vous disent « j’ai un concurrent, et je fais de l’optimisation fiscale par rapport à mes concurrents ». Je ne dis pas que c’est bien, je fais un constat. Je condamne les paradis fiscaux, simplement la lutte contre les paradis fiscaux (je ne parle pas de la lutte contre la corruption, c’est autre chose) ne peut se faire qu’à un niveau global. Quand on est dans un monde concurrentiel, on ne demande pas non plus à nos entreprises de se faire hara-kiri et de laisser des entreprises comme Walmart, par exemple, occuper le devant de la scène sur l’ensemble de la planète, ce n’est pas profitable. Je ne dis pas qu’elles font tout bien, mais je sais qu’il n’y a pas que GDF Suez. Il y en a d’autres qui ont des plateformes dans tel ou tel pays, et qui viendront vous dire : « que l’on lutte contre les paradis fiscaux, on se pliera à la législation ». Je ne suis pas dans l’alter-mondialisme, je trouve ça tout à fait généreux, mais je préfère mettre en avant des expériences qui ont été menées par des gens comme Joaquim Melo [fondateur et directeur de Banco Palmas, au Brésil], plutôt que de m’ériger en donneur de leçons. Vous allez avoir des donneurs de leçons, et ça fera marrer tout le monde, ne vous y trompez pas. Vous allez avoir un moustachu qui va aller couper les OGM, et pendant ce temps-là, l’action de Monsanto triple (son bénéfice). Entre le spectaculaire, la dénonciation, et ce qu’il se passe dans le monde, il y a quelques fois des fossés considérables. Je ne suis pas dans le coup médiatique, je le répète, la dénonciation c’est vraiment simple, c’est vraiment facile. Je suis plus pour essayer de faire avancer les choses. Donc quand une entreprise fait des choses biens, et qu’à côté elle fait des choses qui sont un peu moins bien, je retiens ce qu’elle fait de bien, en essayant de promouvoir justement cette attitude et de la globaliser. Il n’y a pas une grande entreprise en France qui n’ait pas, directement ou indirectement, un lien avec le Luxembourg, la Suisse, ou Monaco, pour ne prendre que ceux-là, et je n’ai même pas cité le Liechtenstein, ni Andorre.

 

Mais n’est-ce pas un peu paradoxal tout de même ?

Allez voir dans les entreprises de l’économie sociale et solidaire. Je les connais bien, puisque cette maison appartient théoriquement à l’économie sociale et solidaire, si vous trouvez du 100% parfait, et revenez me voir. Entre l’attitude qui consiste à dire « on ne veut que des gens qui soient parfaits, purs » et aller vers des entreprises qui disent « bon, je ne suis pas parfait, mais je me soigne, j’essaie de faire des efforts, et je prends en considération un certain nombre de choses », je préfère la seconde. Je vais prendre un exemple : une entreprise peut parfaitement travailler dans un paradis fiscal, ce que je ne trouve pas bien, personnellement, et dans le même temps avoir un programme réel, ambitieux, sur la diversité. Est-ce que, compte tenu du fait que cette entreprise travaille avec un paradis fiscal, je dois ignorer les efforts qu’elle fait dans le domaine de la diversité ? Ou est-ce que je dois au contraire l’encourager à accentuer ces efforts en faveur de la diversité ? Je ne demande pas aux entreprises qui sont avec nous d’être la perfection incarnée. Je ne crois pas à la perfection. Je suis pragmatique, l’homme est l’homme, le monde est ce qu’il est, et malheureusement, je ne crois pas trop au paradis…

 

Vous disiez, à propos des paradis fiscaux, qu’il faudrait par exemple une législation internationale… vous avez des partenaires institutionnels avec le WF, dans quelle mesure travaillez-vous avec eux ? Est-ce qu’il y a des projets concrets ?

Je n’ai pas de partenaires institutionnels. Je les ai volontairement écartés du WF. Les seuls politiques qui peuvent intervenir le font au nom de la courtoisie républicaine, qui consiste, quand vous allez dans une ville, à être accueilli par le maire. C’est le maire et le président du conseil régional qui sont les représentants du territoire.

Mais c’est volontaire pour deux raisons : la première, c’est que je crois que si on fait venir des politiques, on change complètement la nature du débat. La deuxième, c’est qu’il y a d’autres lieux où les politiques doivent se retrouver, pour prendre leurs propres responsabilités. Je pense que la responsabilité du politique est indispensable, on ne peut pas se passer d’elle, elle doit aller jusqu’au bout de sa propre logique. Mais une fois qu’on a pris les décisions politiques, ça ne suffit pas pour avoir résolu les problèmes d’environnement ou les problèmes sociaux. Juste un exemple : il y a une législation en France, qui oblige les entreprises de plus de 20 salariés à avoir 6% de personnes handicapées dans leurs effectifs. Cette loi n’est pas respectée. Est-ce parce qu’on ne peut pas la respecter ? C’est possible, je n’en sais rien. Au-delà de la loi telle qu’elle est prise, vous avez deux type d’entreprises ; des entreprises qui disent « je préfère payer une amende plutôt que de respecter cette loi » ou des entreprises qui se demandent « comment je peux faire en sorte de bien respecter la loi, et que les personnes handicapées que je vais intégrer dans l’entreprise ne soient pas mises à l’écart, mais participent véritablement à la vie de l’entreprise ? » Je pense que le politique peut faire autant de lois qu’il le souhaite (et il faut qu’il en fasse, c’est indispensable ; le problème des paradis fiscaux ne sera pas réglé par la responsabilité ; il ne peut l’être que par une grande cohésion internationale ; même s’il y a des progrès, il y a encore pas mal de choses à faire) et au-delà, l’entreprise doit jouer son rôle. Donc c’est tout à fait complémentaire. Pour le WFL, je ne veux pas l’intervention du politique, à mon avis il ne serait pas dans le droit fil de ce que nous voulons faire avec les Bonnes Pratiques. Et pour autant, je le respecte. Ce n’est pas du tout une méfiance du politique, c’est simplement que nous sommes dans un autre registre.

 

Dans les partenaires officiels, il y avait la ville de Lille…

C’est le territoire, ça revient à ce que je disais tout à l’heure. On travaille sur un territoire, donc il est normal qu’il y ait la ville de Lille, la communauté urbaine, le conseil régional,  et un peu d’Europe aussi. Ce que je n’ai pas souhaité, c’est ce qu’on m’a proposé la deuxième année, de faire venir telle ou telle grande personnalité. Je n’ai pas souhaité m’inscrire dans un cadre politique. Quand le maire de Lille ou un président du conseil régional vient faire un mot d’accueil ou un mot de conclusion (c’est ce que nous avons fait), il exprime son avis, sa conception sur les entreprises et sur leurs responsabilités ; mais on ne les fait pas venir en tant que politiques. Si Martine Aubry s’était exprimée cette année (elle l’a fait dans un autre cadre), elle ne l’aurait pas fait en tant que première secrétaire du PS. Elle l’est, mais c’était au titre de maire de Lille que nous lui passions la parole.

 

Avez-vous des partenariats envisagés avec ces acteurs locaux, des projets en cours ? Est-ce que le WF ou Alliances a pour ambition d’inciter ces partenaires locaux à aller dans le sens de plus de responsabilité sociale et environnementale ?

Les partenaires locaux politiques font ce qu’ils estiment devoir faire dans un cadre politique. Quand la communauté urbaine met en place un plan climat, ou un plan développement durable, elle joue son rôle. Elle peut faire des tas de choses pour favoriser le développement durable. Il y a beaucoup de politiques possibles dans son domaine. Et quand ils viennent me demander de porter un témoignage, de dire si le développement durable peut être un facteur de développement économique, je viens présenter ce que font les entreprises, en prenant des exemples concrets. Chacun est dans son rôle. Si demain la communauté urbaine décide par exemple de ne travailler qu’avec des entreprises qui sont dans les RSE [responsabilité sociale des entreprises], je trouverais ça très bien. Ça sera une incitation supplémentaire aux entreprises pour y aller ; je pense qu’il faut que chacun soit dans son domaine. Je suis un électeur comme un autre, en tant que citoyen je m’exprime par mon vote en faveur de tel ou tel projet, mais en dehors de ça je pense que je n’ai pas à dire à la communauté urbaine ce qu’elle a à faire. La communauté urbaine, la ville de Lille ou la région regarderont les initiatives qui sont prises par les entreprises de leur région, mais là encore sans pouvoir s’immiscer dans leur gestion.

 

Le WFL aurait pu être l’occasion de rencontres, de projets entre ces acteurs et d’autres, de la part de la ville de Lille avec des entreprises par exemple…

La ville de Lille est la ville d’accueil pour les partenaires. Si la ville de Lille, à l’occasion du WFL rencontre tel ou tel acteur et souhaite nouer avec lui, c’est à elle de le faire, pas à nous.

 

Avez-vous des retours de ce genre de rencontres ?

On a surtout des retours de ce genre de rencontres entre les gens eux-mêmes, entre des gens qui se voient au sein du WFL et qui se disent « on pourrait faire des choses ensembles ». Par exemple, cette année, je n’ai pas tous les exemples encore, mais il y avait un Brésilien qui a monté un micro-crédit (et surtout une monnaie locale) dans une favela, et un Malien qui a monté un système de transferts de fonds. Les deux se sont vus et ont dit « il faut qu’on travaille ensemble », donc ils vont se revoir et ils vont monter des trucs, c’est leur affaire. L’année dernière on avait un Sénégalais qui était un jeune vétérinaire, il avait fait ses études de vétérinaire en Belgique, il avait travaillé en France, puis il avait monté un système de filière agro-alimentaire dans le lait au Sénégal. C’était un truc vraiment très intéressant. Il a noué des contacts et il a fait du business. Le WFL doit aussi servir à ça. Il y a des gens qui veulent revenir.

 

Pourquoi ne pas en faire quelque chose de permanent ?

Il est permanent. Il ne se limite pas à une manifestation par an. Il y a un webzine permanent, une équipe de 6 personnes qui bossent en permanence sur le World Forum, des contacts qui s’établissent, des échanges, des conférences que je suis amené à faire un peu partout. J’ai reçu une invitation pour le Brésil au mois de mai, par exemple, même si je ne sais pas si je vais pouvoir y aller. On communique par Internet, ça nous rend un service fabuleux parce qu’on peut être en échange permanent avec les gens. Il y a déjà des gens avec qui on est en correspondance, et puis ça s’étend d’année en année, au Brésil, au Canada, en Asie du Sud-Est dans la zone de Singapour, en Afrique, ce sont des choses qui nouent. On n’est pas du tout sur de l’évènement trois jours par an.

 

Est-ce que par ailleurs vous avez d’autres projets ? J’ai cru comprendre que c’était la dernière session du WF…

Pas du tout. Quand j’ai démarré, quand j’ai eu l’idée de faire ça, j’ai dit qu’on ne pouvait monter une opération comme ça que si on avait du temps. J’ai demandé aux gens de me donner 4 ans. On monte cette opération avec un budget dérisoire quand je le compare à ce qui se fait dans d’autres trucs. C’est vraiment un tout petit budget, mais on bosse avec des bénévoles… J’ai dit qu’on ne réussirait rien avant 4 ans. La première année, on n’était pas connus, on fonctionnait au carnet d’adresse. La deuxième année on commençait. La troisième année, cette année, on a vu que la notoriété existait, que les gens venaient spontanément, certains contacts nous ont dit « je veux venir ». La presse aussi s’est beaucoup plus intéressée que les années précédentes. On va arriver à la quatrième année, l’année prochaine, 2010. Ce n’est pas trois ans, ce n’est pas fini cette année, on a encore 2010 : la rédaction d’un manifeste, etc. On est sur le thème de l’entreprise responsable dans sa globalité. On veut des ateliers, du croisement ; on veut vraiment des rencontres, donc on réfléchi à faire une sorte de village du monde, avec des restos, des bistros, en disant aux gens : « à tel heure, M. Machin est à tel endroit »… On est en train de penser à rendre ça beaucoup plus interactif, à faire en sorte que les temps d’échange soient plus forts qu’ils ne l’étaient, et plus forts que les temps de conférences. Cette année les temps de conférences étaient forts mais les temps d’échanges n’étaient pas assez importants. J’ai eu ces 4 ans, on arrive au terme, mais je n’ai pas dit que je voulais arrêter. On dira à tous les gens qui nous ont accompagné : « qu’est-ce qu’on fait, est-ce que vous voulez repartir ? » Il y a déjà des gens qui m’ont dit qu’il fallait absolument qu’on reparte, donc on repartira. Mais toujours sur le même thème, donc ce serait un peu dommage d’avoir réussi à monter cette opération, de l’avoir fait monter en puissance, et au moment où elle arrive vraiment dans un moment assez plein, de dire « maintenant on arrête ». Je suis d’ailleurs convaincu qu’il y a des tas de gens qui arriveraient dans d’autres villes pour reprendre le concept.

 

Donc un véritable évènement, organisé à quelle date ?

Novembre 2010, 24-25-26 je crois. On commence déjà à travailler sur ce que devrait être le manifeste, etc., et ce manifeste sera signé, avant le forum je pense. Après ça, on s’occupera de la mise en œuvre.

 

Dans la synthèse des travaux 2008, Daniel Percheron envisage une association entre vous et le Programme des Nations Unies pour l’Environnement. Où est-ce que cela en est ?

On n’a pas le même rythme quand on est dans le monde de l’entreprise que quand on est dans le monde de l’institution. Ils sont très intéressés, ils étaient venus, et ils m’ont dit qu’il fallait absolument que je rencontre le grand patron du PNUE, parce qu’il fallait qu’on fasse quelque chose ensembles en 2010, je suis tout à fait d’accord. Bien sûr, je le souhaite. De même que je souhaite des relations avec l’OIT [Organisation Internationale du Travail], il n’y a aucun problème. On avance, on pousse, on fait appel de temps en temps à des gens qui sont des organismes officiels, du moment qu’on soit dans le concret, toujours. Cette année, on avait notamment tenu à avoir l’Agence française de développement avec nous, parce qu’ils ont des programmes de plusieurs milliards d’euros, en direction d’un certain nombre de pays, pour aider au développement. Ça fait partie pour nous de la vertu de l’entreprise.

 

Le PNUE pourrait être présent l’an prochain, par exemple ?

Ce n’est pas impossible qu’il soit présent. Je me suis fixé un contingent pour l’an prochain : je veux avoir beaucoup de jeunes, en majorité dans les intervenants, dans les participants je me maintiens toujours entre 25% et 1/3. De façon très étonnante, les intervenants qui viennent sont ravis. Cette année nous avons eu des jeunes (quand je dis « jeune » c’est jusqu’à 25 ans, donc qui sont encore en cours d’étude), dont un peu de lycéens. Moins de lycéens que l’année dernière, parce que les lycéens sont un peu chahuteur ; donc on n’en prenait qu’à partir du moment où ils avaient travaillé et réfléchi, pour qu’ils ne viennent simplement passer une journée ici plutôt que d’aller en cours. Cette année, on en a 300, c’était suffisant. On a eu un nombre très important d’étudiants, donc de gens qui sont déjà dans un autre projet, qui dans un ou deux ans vont intégrer le monde de l’entreprise. C’était surtout des étudiants de l’université, et pas mal d’étudiants d’écoles, y compris  étrangères d’ailleurs (encore que les écoles étrangères soient très souvent intégrées aux universités). C’était tout à fait sérieux. C’est vraiment très intéressant de voir qu’il y avait de l’écoute. Ca plaît énormément à nos intervenants. Il faut qu’on maintienne ça, ça aussi c’est une de nos spécificités. D’habitude on dit aux jeunes « circulez, on est entre gens sérieux, costume trois-pièces »… L’année prochaine, on sera sur l’entreprise responsable, donc la parole doit être aux chefs d’entreprise. Pour le moment, je souhaite une très forte proportion de chefs d’entreprise dans les intervenants, une proportion non négligeable de syndicalistes, parce que je pense qu’il faut aussi leur donner la parole. La première année, j’avais demandé de venir à au président de la confédération internationale des syndicats (je vais lui demander de revenir, d’ailleurs, parce qu’il avait été vraiment très bon). Donc  des syndicats, et un peu d’ONG, je dis bien « un peu » d’ONG, chacun son boulot. Les ONG sont plutôt du poil à gratter. Le PNUE, il n’entre pas dans ces catégories, ce n’est pas une ONG, etc. Mais ça fait partie des organismes officiels avec lesquels on a envie de bosser, parce qu’il y a une conception globale à l’intérieur de laquelle l’entreprise peut trouver sa place. Donc oui, on travaillera avec eux. On a déjà travaillé avec eux. On a déjà fait venir des gens du PNUE, notamment l’année dernière, il y en avait un cette année, qui n’était pas à un niveau qui nous convenait, donc on lui a donné la place qu’il méritait en fonction du rang qu’il occupait dans la hiérarchie.

 

Ce manifeste, dont vous parlez, est-ce que vous pourriez m’en donner les grandes lignes et me dire quel type de succès vous en attendez ?

Je ne vais pas vous en donner les grandes lignes puisque je souhaite que ce soit une construction collective. Moi je sais ce que j’ai envie de faire, mais je ne suis pas deus ex machina. Plutôt que de faire une charte en disant « les entreprises s’engagent à, etc. », du type charte de la diversité, où il y a plein de bonnes intentions et où on s’aperçoit que dans les entreprises, ça ne se passe pas toujours comme ça, je souhaite partir, comme toujours, de notre base, les bonnes pratiques. C'est-à-dire, partir du constat et affirmer la possibilité de conduire, dans différents domaines, des bonnes pratiques. Ne pas le faire sous la forme d’un catalogue tel que c’est fait aujourd’hui, mais davantage en fonction d’un certain nombre de thèmes, par exemple sur la taille de l’entreprise, sur le territoire, sur les engagements de cette nature. Partir des bonnes pratiques, et partir de la nécessité de faire en sorte que de plus en plus d’entreprises s’arrogent ces bonnes pratiques. Il y a des questions à régler, d’abord sur la construction du manifeste : quelle taille va-t-il faire, quelle forme doit-il faire ? Reportez-vous (je ne devrais pas dire ça) au manifeste qui a été publié en 1848 par Marx et Engels. C’est un manifeste, ce n’est pas une charte, c’est une affirmation. Ca fait une cinquantaine ou une soixantaine de pages, on fera un peu plus court, parce qu’il faut qu’il soit lu. On fera deux versions, une version un peu plus résumée et une version un peu plus développée, et mon objectif c’est de faire signer, donc approuver, par un certain nombre d’entreprises, dans le monde entier.

 

C’est curieux cette référence au Manifeste du Parti Communiste, alors que vous pensez que le politique doit rester à sa place ?

C’est une référence à la forme, pas au fond, bien évidemment. Si on me demande « qu’est-ce qu’un manifeste, », je dis « prenez le Manifeste du Parti Communiste ». On fera probablement l’inverse, encore que, tout n’est pas à jeter dans l’analyse marxiste, loin s’en faut, on le voit bien aujourd’hui, mais ce n’est évidemment pas du tout notre engagement. C’est plus un manifeste d’affirmation que de préconisation en disant « il n’y a qu’à, il faut qu’on, vous devriez ». On montrera ce qui est fait, mais on ne va pas citer d’exemples dans le manifeste, je ne vais pas dire « telle entreprise fait telle chose ». On a le constat, on a de la matière, voilà les bonnes pratiques telles qu’elles sont mises en pratique, voilà pour nous ce que sont les bonnes pratiques, sur le thème de la diversité, sur le thème de l’environnement, sur le thème de la gouvernance, sur le thème du respect des actionnaires, minoritaires et pas simplement des majoritaires, etc. On écrit plusieurs chapitres, et à partir de là ce manifeste est adopté par des entreprises, qui se l’approprient. Et nous souhaitons que ce manifeste soit signé par un certain nombre d’entreprises.

 

« Entreprises de tous les pays, unissez-vous », pourrait-on dire.

Evidemment. C’est un peu ça. Si on pouvait résumer ça sous cette formule, mais on est tout de même dans l’appropriation marxiste détournée. Mais bien sûr, signée par tous les pays. On est déjà en train d’établir un réseau de correspondants dans différentes entreprises du monde, parce qu’on travaillera avec nos correspondants à nous, avec des réseaux qui existent déjà, dans différents pays, qui ont un peu la même fonction qu’Alliances. On travaillera en direct, bien évidemment, avec l’outil web. Je me suis fixé un objectif dans ma tête sur le nombre d’entreprises, mais je me garderai bien de le dire. Il ne faut pas qu’il y ait 150 entreprises, ça n’aurait pas de sens. 150 entreprises, c’est ce qu’on aura dans cette région, déjà.


 

Courte

A l’occasion du World Forum de Lille, nous avons interviewé son président, Philippe Vasseur, défenseur de la RSE, responsabilité sociale des entreprises. Il est actif, mais pas agressif, et surtout, viscéralement pragmatique.

Quelles sont les valeurs qui ont été défendues au WFL ces trois dernières années ?

La responsabilité d’une entreprise s’étend à la responsabilité sociale et environnementale. Sur une perspective de long terme elle peut, grâce à la meilleure prise en compte des intérêts personnels et de l’environnement, améliorer ses performances économiques. La valeur intrinsèque est celle d’une responsabilité globale et pas seulement une responsabilité sur le résultat d’exploitation financier. Mais il ne s’agit pas de bâtir un modèle alternatif. Notre démarche est clairement dans l’économie de marché.

L’idée du WFL, c’est la contagion par l’exemple. On regarde quelles ont été les bonnes pratiques mises en œuvre par des entreprises dans le monde entier pour résoudre les problèmes posés. Chaque pays a ses problèmes, ses traditions, sa dimension, et apporte les réponses qu’il pense pouvoir lui convenir. Cette diversité est l’un des premiers points : faire du brassage interculturel.

Je tiens également à avoir beaucoup de jeunes, en majorité dans les intervenants. Dans les participants, je me maintiens toujours entre 25% et 1/3.

 

Est-ce que vous constatez une augmentation de ces bonnes pratiques ?

Sur notre territoire, il y a eu incontestablement des progrès. Un certain nombre d’entreprises se disent qu’elles doivent répondre aux attentes de la communauté des citoyens, mais aussi des consommateurs. Des démarches sont engagées qui n’auraient pas pu l’être il y a vingt ans. Sur un plan financier, par exemple, l’ISR [investissement socialement responsable] est en régulière augmentation. Il faut, bien sûr, évacuer ce qui correspond à des effets d’aubaine, du green washing. On travaille dans le concret, le durable. Il faut que l’action soit conduite en profondeur dans l’entreprise, et qu’elle soit pérenne. Une bonne pratique de RSE se diffuse dans le personnel.

 

Comment le WFL a choisi ses partenaires ?

On a commencé par travailler avec les collectivités territoriales. Puis nous avons regardé dans les entreprises qui avaient été primées par Alliances. Ce qui ne veut pas dire qu’elles sont parfaites ; si on attendait que les entreprises le soient, on resterait toujours dans le conceptuel. Nous prenons les entreprises en fonction des efforts qu’elles ont accomplis, des résultats concrets, de la pérennité. Une entreprise comme Auchan a fait un certain nombre de choses, sur l’insertion des handicapés, sur l’actionnariat salarié, etc. Leroy-Merlin a des bonnes pratiques à la fois en termes d’achat ou de recrutement…

 

Vous continuez l’an prochain ?

Oui, nous allons présenter un manifeste sur le thème de l’entreprise responsable. On réfléchi à faire une sorte de village du monde. Ca serait fin novembre.

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