"Il y a un mythe, qui voudrait que les travailleurs aillent aussi vite que le capital"

Publié le par The Grey Wolf

            Cette phrase de Philippe Davezies, enseignant-chercheur en médecine du travail à l’université Lyon I, résume bien la mentalité des années 90. A cette époque, le stress au travail était considéré comme une bonne chose, une façon de motiver les troupes et de les rendre plus productives. Les suicides à France Telecom, 25 en une vingtaine de mois, ont montré le revers de la médaille : cette méthode de gestion est devenue la source d’une souffrance psychologique grave chez les salariés. Pour quelles raisons ?

 Le job-strain : la sombre face de la gestion par le stress

            Dans les années 90, la société évolue profondément. La fin des Trente Glorieuses dans une société qui reste une société de consommation bascule l’économie occidentale d’un système où les productions ont un débouché quasi-automatique à un système où la demande s’amoindrit. Résultat : la concurrence durcit. Pour faire face, les entreprises cherchent à augmenter leur productivité, afin de faire baisser leurs coûts de production. La France est d’ailleurs un des pays européen possédant la productivité la plus élevée. Pour cela, entre autre raison, les employeurs ont cherché à supprimer le moindre temps de pause, ont mis les employés en concurrence et ont provoqué des mutations à répétitions (sans doute pour ne pas avoir à embaucher de nouveaux salariés). Tout cela était porté par une dangereuse idéologie du dépassement, de la perfection et du refus de l’erreur.

            Les salariés se sont prêtés au jeu en pensant que la crise se calmerait ensuite. Ils ont donc beaucoup investi et se sont approprié ces bouleversements. Mais une fois la crise passée, à France Telecom par exemple, les mutations se sont multipliées. Cela pouvait aller jusqu’à une mutation tous les six mois, de manière brutale, rapide, et quasi aveugle.

            La gestion par le stress a donc fini par montrer une sombre face. En particuliers, le jobstrain, « le fait d’être privé des marges de manœuvre nécessaires pour faire face aux exigences d’un travail ». D’un côté, les cadres se sont beaucoup investis, et ont par exemple eut à mettre en œuvre des plans massifs de licenciement. D’un autre côté, ils ont vu leurs moyens décisionnels diminuer drastiquement, avec un transfert de pouvoir vers les actionnaires.

Le « trésor gratuit » des liens sociaux

            Les cadres ne sont qu’un exemple. Leurs employés misaient sur la stabilité de leur travail et supportaient moins bien d’avoir à choisir entre une mutation et le chômage. Ces mutations ont vidé de sens leur travail : elles étaient aussi bien géographiques que fonctionnelles, et demandaient souvent de s’adapter à de nouvelles tâches sans très bien savoir desquelles il s’agissait ni quels moyens étaient disponibles. Elles ont coupé les salariés de leurs racines géographiques, minimisant l’importance sociale et économique de l’implantation locale. S’ensuivit une perte des liens sociaux au sein de l’entreprise, de repères, voire d’identité.

            Or, ces liens sociaux sont un véritable « trésor, mis gratuitement à la disposition de l’entreprise », d’après Norbert Alter, ancien sociologue à France Telecom. Ils « permettent de construire la “compétence collective” (la capacité à être efficace en mobilisant des sources de compétence variées et multiples) ». C’est donc, en quelques sorte, une optimisation du capital humain, dont les dirigeants ont semble-t-il voulu faire une utilisation semblable à celle du capital financier, infiniment malléable.

Le tout début d’un meilleur encadrement

            Les choses commencent à changer, et des barrières sont mises. L’accord interprofessionnel de 2008 prévoit en particulier que : « la mobilité professionnelle et géographique doit offrir des possibilités d’évolution de carrière et de promotion sociale des salariés ». Les juges appliquent au cas par cas, et veillent à ce que les motivations économiques soient suffisantes. Ensuite, ils vérifient que sa mise en œuvre respecte le droit du salarié à une vie personnelle et familiale.

            Trois bémols, toutefois. Le premier, c’est que le lieu du travail n’est généralement qu’informatif dans le contrat de travail, et qu’un salarié peut se faire licencier s’il refuse une mutation. Le deuxième, c’est que pour faire invalider son contrat, il faut aller devant les prud’hommes. Le dernier, c’est qu’alors, les juges s’appuient pour la plupart sur la distinction écrite entre le code du travail (rémunération, fonction, qualification, durée) et les conditions de travail (horaires, tâches). Modifier le premier revient à proposer un nouveau contrat de travail, que le salarié peut refuser. Ce n’est pas le cas du second.

Il n’y a pas de mutation heureuse

            De toute façon, « il n’y a pas de mutation heureuse ». Dans le meilleur des cas, elles sont acceptées comme un pis-aller face au chômage. En temps de crise, la pression du chômage est énorme, pas seulement sur les salaires. Elle oblige également les salariés à être plus flexibles. La crise bouche aussi les horizons, et donne parfois aux salariés l’impression de se sacrifier pour une économie immorale.

            Une économie, en tout cas, qui a du mal à voir en eux autre chose que des salariés ou des consommateurs. D’après Norbert Alter, si les patrons ne comprennent pas à quel point leurs salariés participent aux richesses produites, c’est en raison d’une « incapacité culturelle ». Peut-être aussi jouissent-ils d’un pouvoir qui les satisfait. « Le problème du stress au travail met en question l’organisation du travail, les relations sociales, les hiérarchisations, etc., qui constituent l’essence même du pouvoir de direction. » Et ce, quelque soit le mode de management : rationalisation extrême comme à France Telecom, ou son opposé, chez L’Oréal. Au premier abord, celles-ci peuvent sembler plus conviviales, plus consensuelles. A y regarder de plus près, on dirait surtout que la volonté de son fondateur, Eutgène Schueller, « donner du sens au travail de ses employés », a été pervertie par ses successeurs. Parmi eux, Owen-Jones, décrit par un proche et certains de ses employés comme prônant la concurrence dans sa propre vie comme dans celle de son entreprise. Son pouvoir était fondé sur l’arbitraire et les réunions en devenaient une épreuve, où l’on découvrait vite qu’il ne fallait pas le décevoir, sous peine d’être brutalement rétrogradé.

Le sens du travail

            La rationalisation comme l’arbitraire à outrance entraînent donc un manque de compréhension des indicateurs de travail bien fait. Combinées à des mutations ou des dégradations parfois vécues comme des sanctions, ces méthodes de management sont hautement génératrices de stress. La stabilité et une définition claire des objectifs et des moyens apparaissent alors comme fondamentaux.

            Mais au delà de l’aspect managérial du problème, c’est la question du sens du travail qui se pose. Derrière ce mot, beaucoup de choses : idéal, projet commun, liens sociaux, valeurs autogérées… Respecter ces piliers semble important, si on veut dépasser la crise que le travail traverse.

            Enfin, deux raisons d’espérer cette sortie de crise. D’abord, le projet de Darcos, actuellement ministre du Travail, de dresser une liste des entreprises n’ayant pas avancé dans leurs négociations d’ici février 2010, et de la publier sur Internet. Ensuite, le nouveau numéro 2 de France Telecom (entreprise emblématique de la crise désormais), M. Richard, a promis « une entreprise plus solidaire, plus conviviale ». Espérons que les autres suivront.

 

 

 

Nous avons renvoyé en note en bas de page les citations textuelles, mais nos sources sont plus nombreuses :

« La négociation sur le stress au travail reste en panne », Le Monde, 22 octobre 2009.

« Un cadre de France Telecom : “On nous demande juste d’être des “cost killers”” », idem.

« Quand les patrons vantaient les bienfaits du management par le stress », idem.

« Le travail sous tension », Alternatives Economiques de novembre 2009.

« La mobilité au travail, un concept à reconstruire », supplément économique du Monde du 27 octobre.

« En Fanche Comté, le pari impossible de la mutation heureuse », idem.

« Les juges veillent au respect du droit à une vie personnelle des travailleurs “déplacés” », idem.

« Après 20 ans de changement, les salariés veulent une pause », idem.

Rue des entrepreneurs, émission du 7 novembre, Didier Adès, Dominique Dambert.

 

Cité dans le supplément économique du Monde du 27 octobre, « La mobilité au travail, un concept à reconstruire », p4.

Alternatives Economiques de novembre 2009, « Le travail sous tensions », p38.

Egalement professeur à Paris-Sorbonne, cité dans le supplément économique du Monde du 27 octobre, « Après 20 ans de changement, les salariés veulent une pause », p5

Idem, article « Les juges veillent au respect du droit à un vie personnelle des travailleurs “déplacés” », p5.

Idem, article « En Franche-Comté, le pari impossible de la mutation heureuse »

Cité sur le site du Monde diplomatique, article « Un management “cruel envers les faibles” », http://www.monde-diplomatique.fr/2009/06/CHOLLET/17139

 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
F
<br /> Bonsoir,<br /> <br /> Ce texte permet d'avoir effectivement une prise de recul plus important sur la relation entre travail et capital, et la phrase que vous citez en titre sous-tend également l'idée que le le social<br /> (dans l'entreprise ce sont les travailleurs et les relations humaines) ne peut être associé parfaitement au modèle du capital basé quant à lui sur des chiffres et tableaux économiques et financiers<br /> (même si ces deux concepts peuvent cohabiter ensemble). Il y'aura en effet toujours un décalage...<br /> <br /> Quant aux deux raisons de cette sortie de crise, elles me rendent plutôt perplexes notamment pour ce qui concerne France Télécom, ce serait pour moi de la poudre aux yeux... Comme l'on dit : wait<br /> and see...<br /> <br /> PS : Pour info, seule vous, pouvez décider de la publication de votre article dans la communauté que vous souhaitez : dans l'onglet article de votre Administration, en dessous de "catégorie", il<br /> y'a l'option "communauté" à choisir...et l'article sera publié dans la communauté voulue... ; )<br /> <br /> A plus<br /> <br /> <br />
Répondre
T
<br /> Ca me semblait important de creuser ce sujet, pour montrer que le cas France Telecom est davantage symptomatique d'un malaise général qu'un cas à part. Si je parviens à faire prendre du recul au<br /> lecteur, c'est que j'ai atteint mon objectif ! ;)<br /> En revanche, je pense qu'il peut y avoir un équilibre entre utilisation du capital financier et utilisation du capital humain, et qu'il dépend surtout des méthodes de management utilisées. Bien<br /> sûr, cette méthode risque de prendre du temps à trouver et il n'est pas certain que les grands patrons aient vraiment envie de "perdre" du temps avec ça. C'est pourquoi mon objectif sera, dès que<br /> j'en saurai davantage, de montrer l'avantage économique pour l'entreprise de prendre en considération ses travailleurs (à l'inverse, encore une fois, du modèle néo-classique tel qu'on nous le<br /> présente généralement).<br /> Je reconnais donc que mes deux raisons de sortie de crise sont assez faibles. En fait, je voulais surtout terminer cet article, plutôt sombre, sur une note positive. Cela dit, je reconnais qu'il<br /> faudra surveiller tout ça histoire de voir à quoi ça aboutit...<br /> <br /> Quant aux communautés, je ne sais pas encore très bien m'en servir, mais j'apprends ! ;)<br /> <br /> <br />